Djakarta – Rakus est âgé d’une trentaine d’années. Il se balade dans la forêt équatoriale du nord de l’île indonésienne de Sumatra. Il présente une vilaine blessure au visage sous l’œil droit et décide, en l’absence de chirurgien ou d’urgentiste dans les parages, de se soigner tout seul. Il arrache quelques feuilles de Fibraurea tinctoria, une plante nommée Akar Kuning par les Indonésiens, connue pour ses vertus médicinales et utilisée par les indigènes dans leur médecine traditionnelle. Rakus mache les feuilles jusqu’à créer une sorte de bouillie puis applique cette mixture sur sa blessure, répétant le geste pendant plusieurs minutes.
Cette automédication pourrait paraitre en soi anodine. Sauf que Rakus n’est pas un randonneur perdu dans la jungle…mais un orang-outan.
Rakus a-t-il signé la publication ?
Ce grand singe, proche de l’homme (son génome est identique à 97 % au nôtre) a été observé en juin 2022 en train de se soigner par une équipe de chercheurs installée dans la jungle de Sumatra pour étudier les orangs-outans. Rakus, comme ils l’ont affectueusement nommé (car il ne s’est pas présenté) leur est d’ailleurs connu depuis 2009. Ce cas d’automédication par les plantes a fait l’objet d’une publication dans la revue Nature le 2 mai dernier.
Un traitement particulièrement efficace
On ignore comment Rakus s’est blessé, les deux hypothèses les plus probables étant soit la chute (les orangs outans passent leur vie dans les arbres et ils leur arrivent de dégringoler parfois de plus de dix mètres), soit une bagarre avec un congénère. La blessure du singe a été vu par les chercheurs le 22 juin 2022 et trois jours plus tard, le Dr Rakus a commencé son traitement. Le fait que la préparation du cataplasme soit particulièrement longue (13 minutes), que cette plante soit rarement consommée par les orangs-outans et que le singe a traité sa plaie pendant 7 minutes et à plusieurs reprises indiquent selon les chercheurs que cette opération est intentionnelle et que c’est en « connaissance de cause » que Rakus a appliqué cette mixture sur sa blessure. « Il est important de noter qu’il n’a mis le liquide issu de la plante que sur la plaie et qu’il ne l’a appliqué nulle part ailleurs sur son corps » insiste Isabelle Laumer, primatologue au Max Planck Institute of Animal Behavior et principale auteure de l’étude.
Outre l’application de cette mixture, l’orang-outan a également mastiqué des feuilles d’Akar Kuning pendant plus de 30 minutes (associant voie orale et locale malgré l’absence de recommandation) et semble avoir pris plus de repos qu’à l’accoutumée durant sa convalescence. Le traitement prescrit par le Dr Rakus semble avoir été particulièrement efficace puisque quelques jours à peine, les chercheurs ont pu observer que la plaie avait entièrement cicatrisée.
Ce n’est pas la première fois que des grands singes non humains sont observés en train de s’automédiquer. Dès les années 1960, la célèbre anthropologue Jane Goodall avait noté que les chimpanzés consommaient des plantes médicinales, semble-t-il pour se soigner. En revanche, l’utilisation de plantes de manière topique pour soigner des blessures n’a été que peu observée chez quelques grands singes, rarement de manière aussi détaillée et jamais pour des plantes dont les vertus thérapeutiques étaient connues des hommes. « Il s’agit de la première fois qu’un animal sauvage a vraiment été observé en train de soigner sa blessure avec une plante médicinale » conclut Isabelle Laumer.
Où avez-vous étudié Dr Rakus ?
Outre qu’elle souligne à nouveau les grandes similarités entre les humains et nos cousins simiesques, cette étude permet de mieux comprendre comment la médecine aurait pu apparaître à l’aube de l’humanité et laisse penser qu’un tel comportement d’automédication par les plantes existait chez l’ancêtre commun que nous partageons avec les grands singes, il y a 13 millions d’années.
Reste à savoir où Rakus a fait ses études de médecine. A-t-il appris cette technique de ses congénères, par exemple de sa mère, les orangs-outans ayant une grande capacité d’apprentissage social ? Difficile à dire, car on ignore la région d’origine de Rakus, les orangs-outans se déplaçant beaucoup une fois atteint la puberté et on ignore donc s’il a des confrères parmi les autres orangs-outans de la région. L’autre possibilité est que Rakus ait appris cette technique par hasard, en touchant par inadvertance sa plaie avec la plante, découvrant ainsi ses propriétés antiseptiques Rakus serait alors une sorte de Louis Pasteur ou d’Alexander Fleming de la jungle !
Les études sur ces praticiens poilus sont cependant rendues difficiles par la déforestation, qui détruit l’habitat naturel de nos lointains cousins. On ne compte ainsi plus qu’environ 14 000 orangs-outans sur l’île de Sumatra.
La forêt équatoriale risque de devenir un désert médical.
Cet article a initialement été publié sur Jim qui tout comme MediQuaity fait partie du réseau professionnel de Medscape.